J’aimerais
revenir ici sur un article publié cette semaine par Marcel Sel au
sujet du coup d’Etat militaire en Egypte, texte qui n’a pas manqué de
provoquer chez moi une certaine indignation. Celle-ci a été d’autant plus
vive que je lis souvent Marcel Sel avec une certaine attention, quand bien même
certaines de ses prises de positions pourraient parfois m’exaspérer.
Tout
d’abord, si ce cet article a provoqué une réaction de rejet si forte chez moi,
c’est parce qu’il sonne comme une justification du coup d’Etat militaire en
Egypte. Cette pratique qui est, dans l’esprit même de Marcel Sel, « une
chose détestable aux yeux des libéraux que nous sommes ». Aux yeux des
libéraux je ne sais pas, mais aux yeux de n’importe quel démocrate digne de ce
nom, ça ne fait aucun doute...Il est dommage dés lors que Marcel Sel semble
faire une exception quant à la détestabilité de la pratique du coup d’Etat en
fonction de la couleur politique du gouvernement qui en est victime. Oh bien
sûr l’auteur nous dit qu’il n’approuve pas ce coup d’Etat militaire, mais bien
qu’il essaye de « l’expliquer » ou encore de « nuancer » ce
qu’on peut lire dans nos journaux. Pourtant, cette précaution rhétorique ne
peut masquer le parti-pris évident de l’auteur pour l’armée égyptienne et le
choix de la force contre les Frères musulmans. En témoigne ce passage du texte
on ne peut plus explicite : « Eh oui. Les Frères musulmans,
c’est un fauve aussi. Un fauve, ça ne négocie pas. Un fauve, ça n’obéit pas à
de gentilles menaces. Un fauve, ça mord. Alors, seule la
force peut en venir à bout. Ou alors, on peut aussi être
très sympa, démocrate, aimable, suppliant, humaniste et se faire
bouffer. ». En somme, la violence c’est pas bien, mais avec des
sauvages pareils, on n’a pas le choix ma petite dame ! C’est même dans
leur nature intrinsèque d’être violents, inutile de chercher la discussion,
l’accommodement et encore moins de les intégrer au système démocratique, ce ne
serait que temps perdu… Avec un raisonnement pareil, tout dialogue entre les
Frères musulmans et les « libéraux » égyptiens était impossible,
les élections qui ont consacré leur victoire étaient bonnes à jeter aux
oubliettes et le coup d’Etat ne faisait que couver depuis 2011, sans même
laisser leur chance aux acteurs de l’Egypte post-Moubarak, dont les Frères
musulmans sont évidemment parmi les plus importants.
De
fait, Marcel Sel part d’un double postulat qui me semble pour le moins
contestable. Premièrement, les Frères musulmans au pouvoir auraient forcément
amené la dictature religieuse, à « l’islamisme totalitaire ». Face
au danger que représente un tel mouvement, le coup d’Etat est légitime et la
dictature militaire est un moindre mal…Mon but n’est pas ici de nier que les
Frères musulmans soit un mouvement politique on ne peut plus conservateur, voir
même foncièrement réactionnaire. Mon but n’est pas non plus de nier les liens
que cette organisation a pu entretenir, au moins dans le passé, avec des
groupes terroristes. Je n’ai pas non plus l’intention de dire que les Frères
sont des démocrates irréprochables. Non, mon but est de déconstruire un
discours idéologique voulant qu’au Printemps arabe ait succédé presque
immédiatement l’Hiver islamiste. L’approbation du coup d’Etat militaire en
Egypte comme un mal nécessaire à la sauvegarde de la démocratie face à
« l’Islam totalitaire » n’est que la suite logique de ce discours
tempêté à longueur de journée par des éditorialistes néo-conservateurs. Tâchons
de reprendre point par point.
Tout
d'abord, le coup d’Etat est légitime parce que le gouvernement Morsi ne l’était
pas. J’aimerais bien savoir sur quoi repose une telle affirmation. Selon moi,
la démocratie moderne recouvre deux dimensions. Une dimension substantive,
constitué par la garantie de certains droits fondamentaux. Et une dimension
procédurale chargée de s’assurer de l’équité de l’accès au pouvoir. Cette
dimension implique donc que la personne qui reçoit le pouvoir ne change pas en
cours de route les règles d’accès à celui-ci, de telle sorte que l’opposition
se verrait d’avance barrer la possibilité d’arriver aux offices. Or, si
certaines réformes de Mohammed Morsi sont hautement critiquables (on
pense notamment à la réforme de la constitution, qui renforce les pouvoirs du
président de la République), à aucun moment Mohammed Morsi n’a remis en cause
la procédure démocratique. A partir du moment où un gouvernement respecte les
deux dimensions fondamentales que je viens d’énoncer, le reste n’est qu’un
combat de nature politique entre différentes conceptions de l’intérêt général.
A ce titre, nul doute que cette conception soit ancrée dans le conservatisme
dans le chef des Frères musulmans. Mais à ce que je sache, être conservateur
n’est pas être antidémocrate. Il en existe dans toutes les démocraties, même
les plus consolidées. Il est donc étrange qu’on refuse aux jeunes démocraties
arabes d’avoir les leurs. La simple présence des conservateurs musulmans
devenant un argument prouvant irrémédiablement l’échec du processus de
démocratisation. Avouez que c’est un peu paradoxal, voir même carrément
paternaliste. Mais là n’est pas le comble, si la démocratie repose sur une
procédure (ce qui me semble difficilement contestable), force est de constater
que le coup d’Etat balaye irrémédiablement cette dernière. Donc, on
approuve ce que Morsi lui-même n’a pas fait (briser les procédures
démocratiques), en partant du postulat qu’il l’aurait sûrement fait si on lui
en avait laissé le temps. Je ne sais pas vous mais moi j’ai l’impression d’être
coincé dans un gros mindfuck.
En
outre, c’est avec ce genre de logique complètement foireuse qu’on a jadis
justifié le renversement de Salvador Allende et laisser s’installer la
dictature du général Pinochet (tiens, encore un militaire…) ou encore
l’emprisonnement de Nelson Mandela. Parce que dans le contexte de la guerre
froide, il semble que certains préféraient une bonne vieille dictature
conservatrice qu’un régime « rouge », fut-il démocratique.
Depuis la fin du communisme, l’islamisme a remplacé la peur du rouge comme
épouvantail. D’ailleurs, on est sommé de choisir : « Tu préfères la
dictature militaire ou le totalitarisme islamique ? ». Formulé de cette
manière, la réponse ne laisse guère de doute…
Cependant,
le plus dérangeant dans cette article est l’intransigeance vis-à-vis des Frères
musulmans doublée d’une certaine complaisance, ou en tout cas d’un certains
relativisme, vis-à-vis des actions du pouvoir militaire en place. Ainsi, les
massacres de l’armée ont souvent une circonstance atténuante. On nous dit par
exemple que 800 morts dans le contexte moyen-oriental, ce n’est rien comparé
aux maitres du genre qu’étaient Bachar El-Assad et Saddam Hussein. On ne
serait d’ailleurs pas face à des « massacres épouvantables » mais
face à une « répression (trop) sanglante » (sic). A la bonne heure,
me voilà rassuré ! J’avais failli avoir de la peine pour ces fauves de
Frères musulmans, mais s’il ne s’agit que d’une répression sanglante, je peux
dormir sur mes deux oreilles ! Par contre, les 27 morts dans une attaque
des Frères musulmans dans le Sinaï ou les policiers tués justifieraient la
dissolution de cette organisation. Faut dire que, comme nous le démontre Marcel
Sel, ils ne nous laissent pas le choix les bougres ! Le pouvoir militaire
a décidé qu’ils devaient disparaître du champ politique, et ils n’ont même pas
l’outrecuidance de l’accepter sans broncher. On vous avait bien dit que ces
barbus étaient de véritables bêtes féroces.
Plus sérieusement, comment ne pas penser que la réaction relativement violente des Frères musulmans était inscrite dans les gènes du coup d'Etat militaire anti-Morsi ? Quoi qu'on pense des Frères et de leur idéologie (que je réprouve personnellement), ils ont conquis le pouvoir légalement et ont tenté de l'exercer dans cette même légalité. Certes, tout n'a pas été parfait et les décisions qu'ils ont pris sont hautement critiquables, mais comme le signale Marcel Sel lui-même, on ne pouvait pas espérer que l'Egypte devienne une démocratie du jour au lendemain. Même nos démocraties occidentales, pourtant consolidées, continuent elles-aussi de bafouer périodiquement les droits et libertés de leurs citoyens. Combien de temps a-t'il d'ailleurs fallu avant que nos démocraties occidentales soient pleinement stables ? Plus d'un siècle dans certains cas. On imagine le défi que cela pouvait alors représenter en Egypte, un pays où les structures informelles (dont celles de l'armée...tiens tiens, comme par hasard) gardent une importance cruciale...Je ne suis pas en train de dire que cela excuse les mauvaises décisions du gouvernement Morsi, mais plutôt que dans ce contexte le coup d'Etat est la pire chose qui aurait pu arriver. Les structures formelles avaient besoin d'être consolidées et non d'être balayées selon le bon vouloir et l'arbitraire de l'armée. De plus, ce coup d'Etat place indubitablement les Frères musulmans devant des choix qui ne permettront pas à la démocratie de se consolider en Egypte : soit ils acceptent d'avoir "perdu" et redeviennent un mouvement semi-clandestin, un Etat dans l'Etat avec ses structures propres, ce qui va maintenir le rôle des institutions informelles, soit ils continuent de se battre, et l'Egypte file tout droit dans un scénario à l'algérienne. Dans ce contexte, la dictature temporaire risque bien de devenir permanente. En soutenant ce coup d'Etat, les forces "libérales" scient la branche sur laquelle elles sont assises.
Plus sérieusement, comment ne pas penser que la réaction relativement violente des Frères musulmans était inscrite dans les gènes du coup d'Etat militaire anti-Morsi ? Quoi qu'on pense des Frères et de leur idéologie (que je réprouve personnellement), ils ont conquis le pouvoir légalement et ont tenté de l'exercer dans cette même légalité. Certes, tout n'a pas été parfait et les décisions qu'ils ont pris sont hautement critiquables, mais comme le signale Marcel Sel lui-même, on ne pouvait pas espérer que l'Egypte devienne une démocratie du jour au lendemain. Même nos démocraties occidentales, pourtant consolidées, continuent elles-aussi de bafouer périodiquement les droits et libertés de leurs citoyens. Combien de temps a-t'il d'ailleurs fallu avant que nos démocraties occidentales soient pleinement stables ? Plus d'un siècle dans certains cas. On imagine le défi que cela pouvait alors représenter en Egypte, un pays où les structures informelles (dont celles de l'armée...tiens tiens, comme par hasard) gardent une importance cruciale...Je ne suis pas en train de dire que cela excuse les mauvaises décisions du gouvernement Morsi, mais plutôt que dans ce contexte le coup d'Etat est la pire chose qui aurait pu arriver. Les structures formelles avaient besoin d'être consolidées et non d'être balayées selon le bon vouloir et l'arbitraire de l'armée. De plus, ce coup d'Etat place indubitablement les Frères musulmans devant des choix qui ne permettront pas à la démocratie de se consolider en Egypte : soit ils acceptent d'avoir "perdu" et redeviennent un mouvement semi-clandestin, un Etat dans l'Etat avec ses structures propres, ce qui va maintenir le rôle des institutions informelles, soit ils continuent de se battre, et l'Egypte file tout droit dans un scénario à l'algérienne. Dans ce contexte, la dictature temporaire risque bien de devenir permanente. En soutenant ce coup d'Etat, les forces "libérales" scient la branche sur laquelle elles sont assises.
Enfin, Marcel Sel nous
dit : « Le recours à l’argument de la démocratie, et en conséquence,
le recours à l’argument du coup d’État n’a donc pas de sens. Là n’est pas la
question. ». Quelle est t’elle dans ce cas ? Celle des Frères
musulmans ? Pas d'accord. Et comment peut-on aborder une situation comme celle de l'Egypte en évacuant totalement la question démocratique (et donc du coup d'Etat) ? Le texte de Marcel Sel semble reprendre la devise de Saint-Just
« Pas de liberté pour les ennemis de la liberté ». Or, ce qui donne
ses lettres de noblesse à la démocratie c’est qu’elle permet l’expression de
ses contradictions internes, en ce compris en donnant la voix à ceux qui veulent
la détruire. La solidité des institutions et des procédures démocratiques est
dés lors essentielle, quand un coup d’Etat flanque tout par terre. Si ,comme nous enjoignent les bien-pensants, nous devons choisir un camps, celui du respect des procédures démocratiques face à la logique du recours à la force doit toujours être privilégié, quelque soit la couleur idéologique du gouvernement. A cela, aucune exception ne peut être faite.